Le crépuscule approchait. Tout en promenant son regard, en quelque sorte ennuyé, du goéland arrêté à quelques pas plus loin en face du rondeau à fleurs, aux embarcations qui se balançaient doucement dans la petite rade de l’autre côté de la rue assez étroite et presque déserte, l’homme releva le col de son pardessus et en resserra les revers d’une main presque gelée par l’air froid du soir. Il semblait ne penser à rien, se contentant d’enregistrer d’un air absent les quelques voitures qui ralentissaient devant lui, pour passer par la porte Saint Vincent, ou bien qui glissaient tout droit vers Saint‑Servan. Le goéland venait de s’arrêter à deux pas de lui, le regardant d’un air interrogateur, espérant, peut-être, qu’on lui offre quelque chose de bon à manger ou essayant de comprendre que faisait là cet homme qu’il rencontrait dernièrement au même endroit et toujours un peu avant le coucher du soleil.
Le vent s’était sensiblement intensifié et le ciel commençait à se couvrir de nuages. Après avoir scruté une dernière fois le gravier de l’allée, le goéland s’envola, comme il faisait chaque soir. L’homme le suivit du regard, comme d’habitude, ensuite il se releva et, les mains dans les poches, se dirigea vers la grande porte en pierre, passa sous l’arche, puis, ayant jeté un regard vers la rue pavée et vers les vitrines éclairées qui la surplombaient, fit demi-tour et monta vers la gauche les marches taillées dans la muraille. Après quelques instants d’incertitude, il reprit son chemin d’un pas nonchalant, tout en laissant son regard glisser le long des carreaux garnis de baguettes en bois qui transformaient les murs blancs des bâtiments en une immense table d’échecs. À un certain moment, il s’arrêta indécis, se demandant s’il devait ignorer le vent fort et continuer sa promenade sur les murs, ou bien aller tout droit jusqu’à la digue d’en face, au bout de laquelle un pêcheur attardé se hâtait de ramasser ses cannes à pêche. Il y renonça, finalement, fit brusquement demi-tour et, après avoir suivi à peu près le même trajet, arriva devant une autre porte, descendit dans la ville et s’engagea du même petit pas dans la rue étroite, pavée qui s’ouvrait devant lui, sans s’en ficher trop des gouttes de pluie qui avaient à peine commencé à tomber et qui obligeaient les quelques marchands attardés en plein air à rentrer leur marchandise.
La rue montait doucement. Il laissait son regard errer le long des vitrines éclairées où aucun des objets exposés n’attirait son attention. La pluie continuait de plus belle et le vent, toujours plus furieux, s’était mis à siffler de partout, chaque fois que l’occasion s’y prêtait, s’infiltrant de plus en plus aisément à travers le labyrinthe assez enchevêtré des ruelles. L’homme n’avait pas forcé le pas, avançant tout aussi insouciant dans le vent qui le bousculait par moments, comme s’il lui avait demandé de se dépêcher. À un certain moment, après avoir longé quelques restaurants à peu près déserts, probablement à cause du temps assez mauvais annonçant la fin de l’automne et le début de l’hiver, il s’arrêta tout court, semblant, pour la première fois, chercher quelque chose qu’il avait peut-être croisé en route, sans s’en être consciemment rendu compte. Il fit encore quelques pas, s’arrêta sur le trottoir en face du premier carrefour qu’il vit et, après quelques instants d’hésitation, son regard se fixa sur deux fenêtres assez larges qui, sous leurs ogives en pierre, semblaient être deux yeux aux sourcils levés d’étonnement. Il s’y dirigea, sur-le-champ.
* * *
Il y entra, esquissa un salut vers la jeune femme qui, derrière le comptoir, souriante, lui adressa quelques mots, puis laissa glisser son regard tout autour de lui et se dirigea à droite, vers une table située dans le coin le plus éloigné de la porte d’entrée. Dans ce café presque désert, il n’y avait que quelques jeunes gens de l’autre côté de la salle, mais ils se préparaient à s’en aller. Installé sur la banquette recouverte d’un faux cuir marron, il sentait l’eau couler de ses vêtements et de ses chaussures, et former une petite flaque sous ses pieds. En regardant par la fenêtre, il fixa son regard au dehors, comme pour échapper aux centaines d’yeux figés, dont quelques-uns presque humains, qui semblaient poursuivre chacun de ses gestes et de ses mouvements. Il évitait surtout de regarder un certain chandelier à pampilles en verre au milieu desquelles pendait un chevalier portant un casque à visière relevée, orné d’un panache rose qui se profilait sur le plafond, et dont le teint jaune laqué contrastait fortement avec ses grands yeux immobiles, pareils à ceux d’une odalisque fardée au khôl, aussi bien qu’avec ses lèvres sensuelles d’un rouge vif qui se dessinaient sous sa moustache à la mode de la Vieille Garde. Il ne savait pas pourquoi il n’aimait pas le regarder. Toute l’ambiance faisait naître en lui des sensations étranges à travers cette apparence de vie criarde-multicolore, mais figée, qui faisait ses pensées ricocher presque toujours vers la crypte des capucins de la Cité Éternelle et s’arrêter sur la figure du frère custode qu’il y avait rencontré un soir et dont le visage émacié, presque décharné et carré, faisait ressortir une barbe épaisse, longue et grise, alors que, d’une part et d’autre de son nez aquilin, deux yeux enfoncés dans les orbites brûlaient comme une braise sous la capuche qui couvrait à moitié son front. Avec ses longs doigts déformés par l’arthrite qu’il semblait enfoncer dans les billets d’entrée avant de les couper soigneusement, il avait l’air d’un spectre de la mort qui, tout en attendant qu’on lui rapporte sa faux aiguisée, passait son temps à d’autres occupations moins existentielles. Cette crypte, qui dégageait une forte odeur douceâtre de chair pourrie imprégnant le plâtre de ses murs, et le café-bar, à des centaines de kilomètres au nord, avec des bras et des pieds d’enfants enfoncés dans les tiges métalliques des doseurs et servant de manettes, s’intersectaient d’une manière obsessionnelle dans sa tête, alors que les anciennes affiches et les inscriptions joyeuses qui ornaient les parois du café étaient tout aussi obsessionnellement estompées par l’inscription qui se trouvait dans le coin le plus éloigné de la crypte des capucins et qui disait : « comme vous nous étions, comme nous vous serez »
Après avoir jeté de nouveau un coup d’œil dans ce long coffre spacieux, tapissé d’affiches et rempli de petits et grands enfants, de jeunes filles, de fiers chevaliers et de tristes Mexicains, d’abbés à gros ventre, de religieuses allègres, de danseuses aux jupes retroussées et de cyclistes vêtus de tee-shirts décolorés par le soleil – tout un monde chantant, sautillant, nageant, suspendu, pédalant ou, tout simplement, assis –, afin de chasser les images macabres qui avaient envahi ses pensées, il tendit la main vers le verre de Grand Marnier que la jeune femme aimable avait mis devant lui sur la surface blanche de la petite table ronde.
Christian Tămaș, Un nom sur le sable (trad. Lucia Victoria Eniu, collection « Perseide »), Ars Longa, 2021
© Christian Tămaș